La mémoire des embruns by Viggers Karen

Auteur:Viggers Karen [Viggers Karen]
La langue: fra
Format: epub
Éditeur: Editions Les Escales
Publié: 2015-03-11T23:00:00+00:00

18

Jess m’attend au portail assise sur son arrière-train lorsque je rentre du travail. Elle ne me sourit pas, ne se lève même pas. Elle me regarde avec ses yeux tristes. Je suis plein de remords. J’ouvre le portail, elle se glisse près de moi, le dos rond. Elle croit qu’elle a fait une bêtise.

Je m’assieds en tailleur dans l’allée et elle vient se rouler en boule sur mes genoux. Quand je lui tire les oreilles, elle émet un énorme soupir presque humain. Elle se sent trahie ; c’est la première fois que je l’abandonne une nuit entière depuis mon retour. J’aimerais pouvoir lui dire combien je suis heureux avec Emma, mais maintenant, avec ma chienne chagrine blottie contre moi, je me surprends à verser des larmes. D’où viennent ces larmes ? Je n’ai pas pleuré depuis des années. Je découche une nuit et me voilà en mille morceaux. Comment puis-je avoir une relation harmonieuse avec une autre personne si je rends mon chien malheureux ?

Jess et moi restons ainsi un bout de temps dans la lumière chaude de la fin d’après-midi. L’ombre de la nuit s’installant, même avec la grosse bouillotte que j’ai sur les genoux, le froid du béton s’insinue dans ma moelle.

— Viens, Jess. Rentrons.

Elle se lève d’un bond et me suit dans la maison, collée à mes talons. Je mets de la musique et lui verse ses croquettes puis je pose par terre un bol de lait. Elle lève les yeux et sa queue tambourine contre le sol. Je crois qu’elle sait que je lui demande pardon. Pour un chien, du lait, c’est une véritable friandise.

Je prends une douche, me change et fourre des vêtements propres dans un sac. Autrement dit, je m’attends à passer une deuxième nuit chez Emma. C’est peut-être présomptueux de ma part, mais si nous buvons les deux bouteilles de vin que je vais apporter, ce sera inévitable. Je roule le mince tapis de Jess et le range près de la porte. Toujours devant son écuelle, elle lève la tête et remue la queue. Elle sait que cette fois je ne vais pas l’abandonner.

Alors que les dernières lueurs de jour s’estompent, je bois mon thé à la cuisine et tente de ne pas me laisser déborder par mes émotions. J’ai le cœur qui s’emballe et les mains moites. Je renais à la vie. Depuis neuf ans, aucun espoir ne m’avait poussé vers l’avenir.

Un coup frappé à la porte. C’est Laura et son sourire timide.

— Désolée de vous déranger encore une fois… J’ai juste besoin d’allumettes, pour la cuisinière. Vous en avez, peut-être ? Je n’ai pas envie de traîner Mouse jusqu’au centre commercial. Il a mal au cœur en voiture.

Quel genre de personne peut bien attraper le mal des transports en cinq minutes ? Pourquoi ne laisse-t-elle pas son frère à la maison ? Je ravale mes questions et vais voir si j’ai une boîte supplémentaire. Le téléphone sonne. Je prends l’appel tout en promenant une main sur l’étagère du haut du placard de la cuisine.

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